La violence du souvenir

juin 2015 -
Si les mots avaient des ailes

par MAB

C’est une belle journée d’été mais un léger souffle d’air venu de la mer rafraîchit par instant l’atmosphère. Je suis allongée sur la plage, un livre à la main, les lunettes de soleil rivées sur le bout de mon nez. Je jette de temps en temps un coup d’œil vers l’eau bleue toute proche, elle scintille sous le soleil, marbrée de pointes de diamant. Les vagues langoureuses viennent mourir doucement sur le sable fin et font chanter quelques galets blancs. Des silhouettes se détachent au loin sur le gris métallisé de l’eau. Alanguie, insouciante, je lis, distraite par tout ce qui se passe autour de moi.

Soudain mon regard est attiré par une ombre qui se profile à l’horizon, qui s’avance doucement. Un corps d’homme que je distingue au loin, un corps qui longe le bord de la mer les pieds dans l’eau, qui s’approche, un corps qui me semble familier, un corps que je n’ai pas oublié. Emue je laisse tomber mon livre.

Cette silhouette m’interpelle. Elle devient de plus en plus précise. Ce corps légèrement enveloppé, ce dos voûté, ses jambes étonnamment fines. C’est lui, j’en suis certaine. Il est plus âgé certes, mais c’est le même, oui le même qu’il y a une quinzaine d’années. Il est là, oui là. Il s’avance. Est-ce que je me lève ? Est ce que j’ose me montrer ? Les cicatrices du chagrin, de l’abandon sont encore tellement sensibles après toutes ces années

Sa démarche m’est si familière. Il s’avance sans me voir. J’ai l’impression moi, d’avoir beaucoup changé. Je n’ai plus l’insouciance de mes vingt ans, l’année où je l’ai connu. J’hésite.

 

Les souvenirs m’envahissent. C’était un homme que j’avais tant aimé. J’en étais folle à l’époque. Il était marié. Nous nous étions rencontrés lors d’un voyage aux Etats-Unis. Le hasard d’une soirée, je ne me souviens plus bien. Nous avions discutés autour d’une coupe de champagne. Il était là pour son travail. J’étais toute jeune, j’avais eu envie d’un peu d’aventure et j’étais partie de France pour trouver une place de jeune fille « au-pair » dans une famille américaine. Nous parlions donc la même langue, nous venions du même pays. Quelque chose d’étrange s’était passé entre nous ce soir-là. Nous nous étions revus, nous étions sortis ensemble souvent partageant des concerts, des séances de cinéma, des ballades dans les parcs, des visites de musées. Nous nous étions aimés comme des adolescents.

 

Rien n’était venu interrompre cette relation naissante. Il m’avait parlé de sa famille, de sa vie un peu monotone à Paris, de ses enfants qu’il aimait. Moi j’étais libre, disponible et cette liaison m’avait remplie de bonheur. Lui semblait heureux, détendu. Il m’avait fait des promesses. Naïvement je l’avais cru. Il m’avait dit qu’il m’aimait. C’était vrai je crois. Qu’il ne pourrait pas vivre sans moi. Qu’il était prêt à tout laisser pour moi. J’étais jeune. J’étais flattée d’être aimée par un homme plus âgé que moi.

 

Un frisson me parcourt. J’ai froid soudain. Plus rien ne compte autour de moi. Les souvenirs remontent. Ces moments de bonheur intense. Cette vie d’amoureuse qui s’était offerte à moi. Ces échanges intimes qui m’avaient tenus éveillés des nuits entières. Ces espoirs lumineux. Puis soudain ce chagrin sans fond, après son départ.

Oui, il était parti un jour sans me prévenir. Il était parti soudain, me laissant seule sans explications, sans espoir, dans une solitude complète. Avec juste un petit mot dans ma boîte aux lettres :

« Je ne peux pas, je suis désolé. » Rien d’autre.

 

J’avais perdu le sommeil, l’appétit. La famille dans laquelle je travaillais, inquiète, avait prévenue mes parents. Ma mère était venue me chercher. J’avais sombré des mois dans une tristesse infinie.

Ma mère n’avait jamais rien su, du moins je ne lui avais rien dit. Elle avait deviné. Délicatement, elle m’avait laissé doucement reprendre goût à la vie.

 

Aujourd’hui, quinze ans se sont écoulés. Je me trouve là à deux pas de lui. Profondément troublée, toute empreinte encore de cette histoire, du souvenir de cette trahison. Cependant, je ne me lève pas. Doucement, je me retourne sur le ventre pour éviter de croiser son regard.

Je cache ma tête dans mes bras repliés et je pleure.

MAB

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