La bibliothèque de M. Linden

sept 2015 -
Si les mots avaient des ailes

par Alain lefebvre

Elle avait choisi ce livre sans réfléchir. Alors que les ouvrages de la bibliothèque de M. Linden étaient tous impeccablement alignés, il était le seul dont le dos dépassait, comme une invite à être saisi, une main tendue vers un lecteur inconnu. Tout de suite, elle avait été attirée. Quand ses doigts s’étaient posés sur sa reliure, un petit frisson l’avait parcourue. Elle n’aurait pas su dire pourquoi, mais jamais le contact avec un livre ne lui avait fait un tel effet. Elle ne l’avait pas sorti tout de suite de son emplacement. Elle en avait d’abord caressé le cuir, palpé le relief des lettres marquées sur son dos, essayant d’en deviner le sens. Elle avait fait connaissance avec le livre et quand elle fut sûre qu’il était d’accord, qu’il l’acceptait, elle le fit glisser doucement, plus exactement, elle le libéra.

Elle crut entendre un soupir de soulagement, mais non ce n’était pas possible, ce devait être son imagination ou le bruissement du vent dans la cheminée. Pourtant, dans sa main, elle sentit le battement d’un cœur, un tout petit cœur comme celui d’un oiseau. Elle se dit que c’était son cœur à elle qui battait la chamade et dont elle sentait les pulsations à travers ce livre blotti entre ses mains. Oui, c’était bien ça, le livre se blottissait dans ses doigts, ce livre m’attendait, se dit-elle tout excitée.

Elle examina la couverture, un vieux cuir craquelé qui trahissait un âge avancé, un cuir ridé qui avait beaucoup vécu. Le titre l’intrigua : « Pages de vies ». Elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas de nom d’auteur, pas d’éditeur non plus. Cette absence de références la déconcerta, l’inquiéta presque. Elle fut tentée de le remettre à sa place, mais la curiosité l’emporta. Elle le feuilleta lentement : chaque page résumait la vie d’un être, homme, femme, enfant, des vies de rien, mais aussi des existences de rêve, des vies de cent ans ou des vies brèves.

Un craquement du parquet interrompit sa rêverie. Elle se retourna, alarmée et se sentant en faute. Monsieur Linden était là, l’air mi-sévère, mi-amusé.

– Petite, je t’ai autorisée à venir regarder ma bibliothèque, pas à prendre un livre.

– Excusez-moi, M. Linden, mais j’aime tellement les livres et celui-là m’a attirée sans que je sache pourquoi.

– Ah, tu as pris « Pages de vie ». M. Linden ne souriait plus du tout. Il resta silencieux quelques instants. Ce n’est pas un livre comme les autres, vois-tu. C’est un livre très spécial qui est dans notre famille depuis très longtemps. Nous nous le transmettons de génération en génération, avec pour consigne de le prêter à toute personne qui le sortirait des rayonnages de la bibliothèque. Il paraît qu’il choisit ses lecteurs et qu’il ne faut pas le contrarier.

Elle regardait M. Linden, intriguée par ses paroles mystérieuses. Mais elle ne s’en étonna pas spécialement, on lui avait dit qu’il était bizarre. Pas méchant, mais bizarre. M. Linden la regarda droit dans les yeux. Il avait pris un ton solennel :

– Je dois te prévenir, ne t’endors jamais à côté de ce livre sans l’avoir refermé. Jamais.

Elle était sur le point de demander des explications à M. Linden, mais il avait l’air tellement sérieux, presque sévère, qu’elle n’osa pas le questionner.

– Vous voulez bien que je l’emmène chez moi ?, demanda-t-elle à M. Linden, avec la timidité de ses quatorze ans.

– Oui, tu peux, lui répondit-il en soupirant. Mais n’oublie pas de le refermer avant de t’endormir, et ramène-le moi demain.

Le soir-même, elle monta se coucher tout de suite après le souper avec une seule envie, se caler au creux de son oreiller et se plonger dans ce livre si mystérieux. Elle l’ouvrit lentement et à nouveau elle crut entendre ce soupir qu’elle avait perçu le matin même dans la bibliothèque de M. Linden. Cela ne fit que renforcer son désir d’en savoir plus. Page après page, elle découvrait des vies, certaines banales, d’autres passionnantes. Prise par sa lecture, elle en avait oublié les paroles de M. Linden. Elle ne se méfia pas quand vint la fatigue. Pourtant, il l’avait prévenue pour le livre. Maintenant c’était trop tard. Doucement, ses yeux se fermèrent et ses mains relâchèrent le livre ouvert en son milieu. Quand son sommeil fut devenu profond, de fines brindilles, un peu comme du lierre, commencèrent à sortir des pages. Elles enveloppèrent son bras avant de s’insinuer sous sa peau et dans ses fines veines.

Le lendemain matin, M. Linden pénétra dans sa bibliothèque avec un mauvais pressentiment. Il alla droit à l’emplacement du livre. Il était là avec sa couverture qui dépassait. M. Linden le feuilleta fébrilement : le livre avait une page de plus que la veille

Alain lefebvre

Les textes appartiennent à leurs auteurs. Toute reproduction est interdite.