Les frites sont dangereuses pour la Santé

juil 2015 -
Si les mots avaient des ailes

par H.B.

C’était une belle journée de juin et les gardiens avaient accordé aux prisonniers un quart d’heure supplémentaire dans la cour. Non par bonté d’âme, mais parce qu’ils répugnaient à quitter le petit rond de soleil où ils s’étaient installés, pour retrouver la lumière jaunâtre et déprimante des couloirs.

Tony les Biceps avait été averti de se tenir prêt pour sa sortie qui devait s’effectuer en fin de matinée. Depuis la veille, ses camarades n’avaient cessé de lui donner des bourrades dans le dos en l’appelant veinard. On le traitait comme un vainqueur, on lui demandait des faveurs : appeler telle personne, passer tel message… Toutes ces consignes lui embrouillaient la tête car Tony avait le cerveau aussi mou qu’il avait le biceps dur. A toutes leurs demandes, il opposait un sourire inquiet et protestait :

— Eh les gars, comment voulez-vous que je retienne tout ça !

Nul n’ignorait que Tony avait le QI d’une mouche mais si on riait de lui, c’était avec gentillesse car on avait de l’affection pour ce colosse aussi puissant qu’inoffensif.

Il était onze heures. Tony avait pris congé de ses codétenus et des gardiens. Il attendait, sagement assis sur son lit, qu’on vienne le chercher. Son compagnon de cellule, désireux de meubler le silence, commenta avec enthousiasme :

— Tu t’en souviendras, hein, de ce jeudi 12 mars 2015, jour de ta quille ?

Tony blanchit soudain. Il se redressa et demanda d’une voix faible :

— Jeudi ?

— Ben, oui, on est jeudi.

— Bah, alors, c’est pas possible.

L’autre le regardait sans comprendre.

— De quoi tu parles, mon gros ?

— Appelle le gardien, demanda Tony d’une voix mourante.

Le gardien ouvrit la porte et demanda impatiemment :

— C’est quoi le problème, Tony ?

— Le problème, c’est que je ne peux pas sortir aujourd’hui, répondit Tony d’une voix qu’il voulait déterminée.

— Ah bon ? Et on peut savoir pourquoi ?

— Parce que c’est le jour des frites, pardi !

— Tu te fous de moi ? gronda le surveillant.

— Nan ! Je veux pas, c’est tout.

Le gardien haussa les épaules et fit demi-tour. L’affaire n’était pas banale et nécessitait l’intervention du directeur.

Ce dernier était un petit homme sanguin dont le teint virait rouge brique lorsqu’il était contrarié et la couleur qui enflammait ses joues à l’instant même n’augurait rien de bon pour Tony.

— Bon, c’est quoi cette embrouille, Tony ? Tu sors aujourd’hui, alors tu prends tes affaires et tu fous le camp bien gentiment. Et surtout, tu arrêtes de faire le malin !

Puis, se tournant vers le surveillant qui regardait la scène d’un air goguenard :

— Vous vous y mettez à plusieurs s’il le faut, mais vous me foutez ce client-là dehors. Exécution !

Il tourna les talons, certain d’avoir réglé l’affaire et regagna son bureau.

 

Tony fut aussitôt empoigné sans douceur. Le gaillard se défendit comme un vrai diable. Il cassa quelques dents, fendit une arcade sourcilière, rectifia une cloison nasale, distribua quelques cocards et mordit hardiment dans un genou qui se trouvait à sa portée. L’équipe des surveillants se trouva vite décimée. Le directeur, mandé d’urgence sur le lieu du carnage, déclara, furieux :

— Ah tu veux rester avec nous ? Et bien tu vas faire une semaine de plus, mon coco ! T’es content ?

Tony, redevenu soudain doux comme un agneau, semblait réfléchir. Il se décida enfin à faire sa requête :

— Dans une semaine, alors, ce sera encore jeudi ?

— Oui, et alors ?

— Bah, ce serait pas possible de sortir vendredi ? Parce que le vendredi, y’a toujours du poisson et moi, le poisson, j’aime pas trop.

H.B.

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