Là ou ailleurs…

août 2015 -
Si les mots avaient des ailes

par H.B.

S a choisi le petit port de pêche de Marsaxlokk. Là ou ailleurs, a-t-elle songé !

— Tu verras, c’est ravissant ! lui ont vanté ses amis.

Elle descend du bus, longe le quai, puis s’assoit à une terrasse de café déserte. Un pâle soleil joue à cache-cache derrière des lambeaux de nuages échevelés dont un vent frais accélère la course. C’est l’heure creuse pour les restaurants qui se pressent les uns contre les autres, en enfilade sur la jetée. Il est encore un peu tôt pour déjeuner, mais déjà trop tard pour un café. Une serveuse, aux bras nus hérissés de chair de poule, s’affaire à la mise en place des tables. S regarde avec un peu d’inquiétude le ciel incertain, redoutant un de ces brusques orages méditerranéens qui chassent les touristes en une course désordonnée.

A l’horizon, les luzzu, ces petites barques typiques de l’archipel maltais qu’elle a pu admirer en photo dans son guide, semblent presque ternes sous ce ciel qui vire lentement à l’anthracite, leurs couleurs –bleu pour le ciel, jaune pour le soleil, rouge pour le courage des marins et vert pour l’espoir et la chance- comme affadies par le manque de lumière. Même l’œil d’Osiris, peint sur leur coque, semble fixer le clapot d’un regard morne. Quelques mouettes frileuses, posées sur des cordages raidis de sel, fixent l’horizon, guettant le coup de vent qui menace. S frissonne et resserre les pans de son gilet. Ici ou ailleurs…

Deux touristes âgés longe le quai. Un marin les hèle au passage. Il rajuste crânement sa casquette crasseuse et bombe le torse tout en pérorant, dévoilant ses bras tatoués de l’épaule au poignet. S n’entend pas leur échange mais il leur propose sans doute un tour de l’île en bateau. La femme semble hésitante. L’homme parlemente et elle voit le marin rire avec insouciance et les presser de monter à bord. La femme s’appuie lourdement sur le bras qu’il lui tend avant de se laisser choir sur le banc noirci d’empreintes de pied, avec une moue de dégoût pour la couverture miteuse que le marin installe sur ses genoux. Elle parle à l’oreille de son compagnon, la main en cornet pour se faire entendre, malgré le vent qui prend de l’ampleur et imprime un léger roulis au bateau.

La mer a pris une teinte gris sale et la ligne d’horizon se perd entre ciel et terre. S soupire d’ennui. Mais soudain, elle tourne la tête, alertée par les accents rocailleux des pêcheurs qui, le long de la jetée, s’interpellent et pointent un doigt anxieux vers le large, tout en continuant à vérifier d’une main experte, avec la célérité que donne une longue pratique, les filets entassés à leurs pieds en piles colorées, aux teintes vives de rose, de rouge et de vert. Leurs regards convergent vers le petit bateau de tourisme qui quitte le rivage et ils secouent la tête, le visage renfrogné, se touchant même le front de l’index pour montrer que c’est pure folie de sortir du port à l’approche de l’orage.

Sur le bateau, le vieil homme est maintenant à demi soulevé et montre à grands gestes du bras, tour à tour, le ciel devenu brusquement noir et la houle furieuse qui agite l’embarcation. Le marin entame la manœuvre pour faire demi-tour alors que les premières gouttes s’écrasent, larges et glacées, sur le visage des deux passagers transis. Ils sont saufs et S se désintéresse déjà de leur sort.

La pluie horizontale cingle la terrasse. S se lève précipitamment pour se réfugier à l’intérieur du restaurant. Il est midi et on croirait la fin du jour.

Mais bon, ici ou ailleurs…

H.B.

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